Philippe Lazzarini : « Les centres de la GHF sont des roulettes russes, un système cruel »

Les atrocités à Gaza s’empirent de jour en jour. Le Commissaire général de l’UNRWA, Philippe Lazzarini, exige que la Suisse aille « au-delà des mots » et agisse face aux crimes de guerre commis par Israël dans la bande de Gaza.

Image composée en deux plans juxtaposés. À l’arrière, on distingue un terrain sombre et aride bordé d’un talus de terre surmonté de lampadaires et d’un soldat de la GHF en position de surveillance. Au pied de la butte, une clôture métallique coiffée de barbelés sépare un groupe dense de personnes du paysage extérieur. En surimpression à droite, découpé sur fond blanc, Philippe Lazzarini, un homme d’âge moyen en costume sombre, cravate et lunettes regarde vers sa gauche comme en pleine prise de parole, assis devant un pupitre ou un bureau.
Images : keystone/AFP/Eyad Baba/Süddeutsche Zeitung Foto/Christian Ditsch

«direct»: Philippe Lazzarini, quelle est la situation actuelle en matière d’approvisionnement dans la bande de Gaza?

Philippe Lazzarini : Pour l’instant, il n’y a rien qui rentre dans la bande de Gaza, excepté les colis de la soi-disant « Gaza Humanitarian Foundation », ou GHF. Ainsi, nous, tout comme les autres membres de la communauté humanitaire, sommes confronté-es à d’importants obstacles. Depuis qu’Israël a rompu le cessez-le-feu au mois de mars, les autorités ont empêché les livraisons humanitaires pendant environ trois mois. Les centres de distribution alimentaire et les cuisines populaires de l’UNRWA ont dû fermer. L’approvisionnement de boulangerie est arrivé à terme. Au cours des derniers mois, la faim s’est étendue dans la bande de Gaza. Auprès des enfants de moins de 5 ans, la méningite se répand.

« En résumé : la faim, l’affamement est utilisé comme arme de guerre »

«direct»: Qu’en est-il de la situation sécuritaire?

Philippe Lazzarini : Elle s’est aussi fortement détériorée : chaque jour, plusieurs dizaines, voire plus de 100 personnes sont tuées suite aux bombardements ou aux tirs de l’armée israélienne autour des centres de distribution alimentaire du GHF. En plus, aucun fuel n’est entré dans la bande de Gaza jusqu’à jeudi dernier, où, pour la première fois, 75 000 litres ont été livrés. Le fuel est absolument indispensable pour les pompes à eau, les générateurs, permettre aux hôpitaux de fonctionner, mais aussi pour permettre aux véhicules d’aller de centre en centre. En résumé : la faim, l’affamement est utilisé comme arme de guerre. On espère tou-tes qu’un cessez-le-feu puisse voir le jour, car c’est le seul moyen pour permettre une assistance humanitaire accrue, ininterrompue, digne et en toute sécurité. Évidemment, pour consolider le cessez-le-feu, il faut que les otages soient libérées.

«direct»: La GHF a été créée par Israël et les États-Unis. Ils veulent que la fondation prenne en charge l’aide humanitaire. Comment évaluez-vous le travail de la GHF?

Philippe Lazzarini : La GHF a pour objectif de forcer la population à se déplacer. La GHF n’a que quatre à six points de distribution, la plupart dans le sud et un dans le centre, forçant ainsi les gens à faire des dizaines de kilomètres pour s’y rendre. Forcément, il n’y a que les plus fort-es qui peuvent se permettre de s’y rendre, donc ça exclut les personnes âgées, ça exclut les mères de famille, ça exclut généralement les enfants.

« Les gens à Gaza sont confrontés à un choix impossible : soit mourir ou laisser mourir des membres de leur famille en raison de la faim qui prévaut ; ou prendre le risque d’être tué »

«direct»: Récemment, des soldat-es israélien-nes ont déclaré au journal Haaretz qu’ils avaient reçu l’ordre de tirer sur des civils non armés lors de la distribution de l’aide humanitaire par la GHF. Que savez-vous à ce sujet?

Philippe Lazzarini : Ces centres de distribution sont gérés par d’anciens militaires, par des mercenaires. Ils sont situés à proximité des positions militaires israéliennes. Chaque jour, lorsque des centaines, voire des milliers de personnes font la file, ça se termine en tragédie et en chaos, parce des forces armées leur tirent dessus. Les gens à Gaza sont confrontés à un choix impossible : soit mourir ou laisser mourir des membres de leur famille en raison de la faim qui prévaut ; ou prendre le risque d’être tué lorsqu’ils vont tenter leur chance d’obtenir une parcelle de nourriture. C’est un système de distribution qui est cruel, une véritable roulette russe pour quiconque s’y aventure.

«direct»: Le gouvernement israélien d’extrême droite souhaite construire un camp de détention pour 600000 Palestinien-nes à Rafah. Le Premier ministre Benjamin Netanyahu parle même ouvertement de déportation. Comment doit-on comprendre ces plans?

Philippe Lazzarini : Si cela devait se faire, ce serait une nouvelle étape monstrueuse, la création de camps de concentration. Ce serait aussi un nouveau déplacement forcé de la population. Si l’objectif est que la population gazaouie parte, pour les Palestinien-nes, ce ne serait rien d’autre que la deuxième Nakba, le terme arabe qui signifie « catastrophe » et décrit la première expulsion des Palestinen-nes de leur pays en 1948.

« C’est une véritable tragédie qui se déroule sous nos yeux. Je pense que la communauté internationale jusqu’à présent est restée bien trop passive »

«direct»: Au vu de ces derniers développements, qu’attendez-vous de la communauté internationale concernant la situation à Gaza?

Philippe Lazzarini : Nous sommes confronté-es à des violations constantes et systématiques du droit humanitaire international et des conventions de Genève. Évidemment, on attend de la part des États qu’ils fassent usage toute leur influence, qu’elle soit politique, économique, diplomatique, humanitaire, leur force de persuasions, pour y mettre un terme. C’est une véritable tragédie qui se déroule sous nos yeux. Je pense que la communauté internationale jusqu’à présent est restée bien trop passive. Au-delà de la tragédie d’un peuple, c’est aussi le droit international, c’est le système basé sur des règles, dont on a hérité de la Deuxième Guerre mondiale, qui est sous attaque aujourd’hui. Je m’attends effectivement à ce que les pays en Europe, dont la Suisse, s’élèvent et réaffirment leur engagement pour ce système. Qu’ils aillent au-delà des mots, qu’ils prennent des mesures. À terme, l’histoire juge très durement le silence et la passivité parce qu’elle l’associera à de la complicité.

«direct»: À votre avis, que devrait faire la Suisse?

Philippe Lazzarini : La Suisse officielle connaît mieux ses leviers d’influence que moi, elle a une relation privilégiée avec la région du Proche-Orient. La Suisse a la chance aussi d’être le pays dépositaire des conventions de Genève. Elle a donc plusieurs atouts dans ses mains qu’elle pourrait faire valoir.

« Il ne faut pas oublier que l’élimination d’UNRWA est un but déclaré du gouvernement israélien dans cette guerre, et ils ne l’ont pas caché »

«direct»: Peu après le 7 octobre 2023, la Suisse a réduit de moitié ses contributions financières à l’UNRWA. Des politicien-nes suisses de droite souhaitaient même supprimer complètement ce soutien. Dans une motion parlementaire, ils reprochent à l’UNRWA d’être «infiltrée par des sympathisants du Hamas». Comment expliquez-vous ces attaques contre une agence des Nations-Unies?

Philippe Lazzarini : Il ne faut pas oublier que l’élimination d’UNRWA est un but déclaré du gouvernement israélien dans cette guerre, et ils ne l’ont pas caché. Le Parlement israélien a adopté deux lois anti-UNRWA, comme il les appelle, dont l’intention est de pousser l’agence à cesser ses activités dans les territoires occupés. Le véritable objectif est de nature politique : c’est d’enlever une fois pour toutes le statut de réfugié-e aux Palestinien-nes. Car, en faisant cela, ils espèrent régler une fois pour toutes la question politique du droit au retour, donc le droit international qui garantit que chacun-e peut retourner dans son pays d’origine à son gré. Si les Palestinien-nes perdent leur statut de réfugié-e, ils et elles perdent ce droit. Je le rappelle : même si l’UNRWA devait cesser ses activités d’éducation ou de santé primaire, le statut de réfugié continuera de passer d’une génération à l’autre, jusqu’à ce qu’il y ait une solution politique durable.

«direct»: Et que répondez-vous aux accusations?

Philippe Lazzarini : Un certain nombre d’employé-es ont été accusé-es d’avoir participé dans les attaques horribles du 7 octobre. Nous avons pris allégations avec sérieux, une enquête a été mise sur pied. Mais de nouvelles allégations ont été faites, qui restent des accusations. Jusqu’à ce jour, et malgré nos demandes répétées auprès du gouvernement israélien — la dernière en date, c’était il y a deux mois lorsque j’ai écrit une lettre récapitulant toutes nos demandes auprès du ministre des Affaires étrangères — nous n’avons jamais reçu plus d’informations ou de preuves qui soutiennent les allégations.

« Nous partageons nos listes d’employé-es avec le gouvernement israélien et l’autorité palestinienne depuis plus de 20 ans. À une ou deux exceptions près, il n’y a jamais eu de préoccupations qui nous ont été communiquées »

«direct»: Pourquoi est-il nécessaire que le gouvernement israélien coopère avec l’UNRWA?

Philippe Lazzarini : Nous sommes une agence de développement humain. Pour toute question d’intelligence, nous sommes dépendants du pays hôte, donc des autorités israéliennes et de l’autorité palestinienne. En conséquence, si les autorités israéliennes ou palestiniennes ne transmettent rien à part des allégations qui ne constituent preuve de rien, l’agence n’est pas en mesure de pouvoir prendre action. Au-delà de ça, je rappelle que nous partageons nos listes d’employé-es avec le gouvernement israélien et l’autorité palestinienne depuis plus de 20 ans, et qu’au cours de ces années, à une ou deux exceptions près, il n’y a jamais eu de préoccupations qui ont été communiquées à l’agence.


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