Jakob Tanner : « L’extrême-droite devient la nouvelle normalité »

Avec son initiative, l’UDC veut limiter la population à 10 millions d’habitant-es en Suisse. L’historien Jakob Tanner revient sur l’origine de cette idée et les conséquences de l’initiative dans une interview. Du précurseur xénophobe James Schwarzenbach à la dirigeante allemande d’extrême droite Alice Weidel, en passant par un optimisme sans illusions.

Image : mise à disposition/keystone/Laurent Gillieron

« direct » : Jakob Tanner, dans quelle mesure la nouvelle initiative de résiliation de l’UDC (dite aussi initiative « contre une Suisse à 10 millions ») est-elle comparable à l’initiative Schwarzenbach des années 70 ?

Jakob Tanner : James Schwarzenbach était actif au sein du « Front national » pendant les années 1930. Cette organisation répandait l’idéologie national-socialiste en Suisse. Vers la fin des années 1960, avec la « Nationale Aktion gegen die Überfremdung von Volk und Heimat » (« action nationale contre la surpopulation étrangère du peuple et de la patrie » en français), Schwarzenbach a lancé son initiative xénophobe. Jusqu’à 400 000 ouvriers et ouvrières aurait dû quitter le pays si l’initiative avait été acceptée : et en juin 1970, elle a été refusée avec seulement 54 % des voix. Déjà à l’époque, on parlait d’une « Suisse à 10 millions ».

Jakob Tanner
Jakob Tanner, historien. Image : mise à disposition

« direct » : Comment ça ?

Jakob Tanner : En 1970, le professeur d’économie et futurologue saint-gallois Francesco Kneschaurek a présenté une étude de perspective, qui pronostiquait une croissance de la population fulgurante. Le slogan de la « Suisse à 10 millions » s’est ainsi très vite répandu dans les médias et le monde politique.

L’initiative de l’UDC est clairement anti-européenne. Si la population vote « oui », cela serait la fin de la libre circulation des personnes.

« direct » : Quels ont été les effets de ce slogan ?

Jakob Tanner : La planification globale et les modèles d’’avenir ont été fortement influencés par cette perspective de croissance. C’était l’époque de l’euphorie du progrès et de la croyance en un boom conjecturel éternel. Et Schwarzenbach y voyait un danger. Il prenait le professeur Kneschaurek pour un hurluberlu qui voulait nuire à la Suisse. Vous voyez donc que le débat sur la Suisse à 10 millions n’est pas du tout quelque chose de neuf.

« direct » : Les revendications de l’UDC ne le sont donc pas non plus ?

Jakob Tanner : Schwarzenbach poursuivait trois buts avec son « Front national » : il voulait protéger le peuple et le paysage suisse contre une « surpopulation étrangère ». En plus, il voulait que la Suisse reste à l’écart du projet d’intégration européenne. Si nous comparons cela à l’initiative actuelle de l’UDC, il est facile d’y reconnaitre des similarités. Les deux initiatives présentent des solutions illusoires et elles sont clairement anti-européennes. Si la population vote « oui », cela serait la fin de la libre circulation des personnes.

Schwarzenbach était un pionnier d’une nouvelle idéologie xénophobe. Environ 60 ans plus tard, Alice Weidel se range dans cette lignée d’extrême droite.

« direct » : Et pourquoi cela intéresse-t-il les initiant-es ?

Jakob Tanner : Les faîtières de l’économie savent naturellement que l’économie suisse est fortement interconnectée avec l’économie européenne. Et sans l’immigration, elle ne fonctionnerait simplement pas. Celles et ceux qui soutiennent l’initiative veulent aussi réduire les salaires et les droits des salarié-es migrant-es. En même temps, l’objectif est de sécuriser un modèle d’affaire qui considère les règles européennes comme un obstacle. C’est particulièrement le cas dans la gestion internationale de patrimoine et dans la traite de matières premières. Les représentant-es de ces branches prêchent « l’indépendance » de la Suisse : ils entendent par là le droit d’un petit pays de faire des affaires que l’Union européenne a interdit ou réglementé pour de bonnes raisons.

« direct » : D’autres pays européens rêvent aussi de s’isoler. Le 23 février, il y a des élections en Allemagne. James Schwarzenbach est-il l’ancêtre politique d’Alice Weidel ?

Jakob Tanner : Schwarzenbach était un pionnier d’une nouvelle idéologie xénophobe. Ceci était nouveau en Europe à l’époque. Il a déplacé les frontières de ce que l’on peut dire en ce qui concerne le racisme et le non-respect du droit international et des droits humains. Environ 60 ans plus tard, Alice Weidel se range dans cette lignée d’extrême droite. Ces dernières années, elle a radicalisé l’AfD.

« direct » : Y a-t-il encore d’autres parallèles ?

Jakob Tanner : Comme Schwarzenbach, Weidel a une vision libérale de l’économie. L’État doit être réduit et l’économie privée doit avoir plus d’espace libre. Comme Schwarzenbach, elle présente un programme économique irréaliste et non-finançable.  Schwarzenbach se présentait en tant que « gentleman politique », mais le terme de « femme d’affaires jusqu’au-boutiste » est plus pertinent pour Alice Weidel.

En Suisse, en Allemagne et dans le reste de l’Europe comme aux États-Unis, des positions nationalistes et d’extrême droite sont déplacées vers le centre politique. Elles apparaissent comme la nouvelle normalité.

« direct » : Plusieurs pays connaissent un cordon sanitaire ou un front républicain pour protégér les institutions démocratiques de l’extrême droite. En Allemagne, on parle de « Brandmauer » (coupe-feu »). Existe-t-il un cordon sanitaire en Suisse ?

Jakob Tanner : La métaphore ne s’applique pas tellement au contexte suisse. Le narratif xénophobe de l’UDC s’est établi sur tous les niveaux du fédéralisme depuis longtemps déjà : l’UDC est intégrée au sein des gouvernements de concordance, par exemple depuis presque 100 ans au sein du Conseil fédéral. C’est la différence la plus pertinente avec l’AfD, qui est relativement jeune. Et aussi en matière de culture de la mémoire, les deux partis se positionnent différemment. Pendant que l’AfD est sous l’empreinte d’un camp révisionniste, qui relativise Hitler et l’Holocauste, l’UDC souligne constamment le rôle neutre et exemplaire de la Suisse pendant la lutte contre le national-socialisme. Mais elle se bat de manière opiniâtre contre une analyse critique du soutien suisse au régime nazi et se comporte ainsi de manière réactionnaire.

De manière générale, il s’agit de défendre la démocratie, qui ne doit pas se concevoir comme une ‹ communauté ethnique ›, un circuit court entre un peuple et son chef, mais qui doit porter haut et fort les droits humains.

« direct » : Quels développement suisses sont comparable à ceux en Allemagne ?

Jakob Tanner : En Suisse, en Allemagne et dans le reste de l’Europe comme aux États-Unis, des positions nationalistes et d’extrême droite sont déplacées vers le centre politique. Elles apparaissent comme la nouvelle normalité. Le candidat à la Chancellerie allemande des démocrates-chrétiens, Friedrich Merz, trace une ligne rhétorique entre son parti et l’AfD, mais reprend leurs revendications dans le programme de son parti. Il fait du cordon sanitaire une farce. La même chose se passe en Suisse.

« direct » : Avez-vous un exemple concret de cela ?

Jakob Tanner : Quand la présidence de la Confédération Karin Keller-Sutter, déclare que les propos tenus par le vice-président des États-Unis à la Conférence de Munich sur la sécurité sont « un plaidoyer pour la démocratie directe » et les qualifie d’être « dans un certain sens très suisse ».  Elle fait la cour à l’extrême droite.

« direct » : Quelle possibilités avons-nous en Suisse pour nous battre contre cette poussée de l’extrême droite ?

Jakob Tanner : De manière générale, il s’agit de défendre la démocratie, qui ne doit pas se concevoir comme une « communauté ethnique », un circuit court entre un peuple et son chef, mais qui doit porter haut et fort les droits humains. Les sociétés démocratiques sont dépendantes de médias qui fonctionnent, d’un journalisme professionnel, d’un financement transparent de la politique.

Une politique démocratique basée sur la connaissance et prenant au sérieux les découvertes scientifiques est très exigeante. Mais nous ne devons pas abandonner ce projet.

« direct « : Quels sont les plus grand dangers pour les société démocratiques ?

Jakob Tanner : Que leur politique passe à côté des problèmes centraux contemporains et qu’elles s’enlisent dans des peurs amplifiées par les médias.Il s’agit donc de définir les problèmes que la politique doit résoudre de manière démocratique. Ceci est difficile dans une réalité médiatique qui est en train de se transformer en une oligarchie dirigée les géants de la tech. Le potentiel de manipulation, que l’on appelle cyniquement « liberté d’expression », est très élevé. Il est crucial que la politique réussisse à traiter ces géants de la tech comme elle traite les sociétés de médias. C’est la seule solution pour les réglementer adéquatement.

« direct » : Le changement climatique ne semble pas autant préoccuper les gens que le thème de la migration.

Jakob Tanner : Oui, il existe une focalisation claire sur l’immigration. Des évènements horribles deviennent l’unique objet d’attention des médias et tout le reste est éclipsé. Il en résulte l’impression que nous pourrions enfin vivre en paix dans la « forteresse Europe » si toutes les frontières étaient fermées. Compte tenu du fait que les pays européens sont aujourd’hui des sociétés d’immigration, il s’agit d’une perception déformée, qui déforme également le point de vue sur la crise climatique.

« direct » : Que pouvons-nous faire contre cela ?

Jakob Tanner : La question qui se pose est celle des forces politiques ont le pouvoir de définir les sujets politiques actuels. Sont-elles celles qui veulent faire avancer la transformation écologique de l’économie, ou encore combattre les inégalités sociales et confronter les nouvelles technologies d’une manière constructive ? Ou les partis politiques qui ignorent tous ces problèmes et créent leurs campagnes à partir d’une base de ressentiments, de xénophobie et de discrimination ? Une politique démocratique basée sur la connaissance et prenant au sérieux les découvertes scientifiques est très exigeante. Mais nous ne devons pas abandonner ce projet. Je plaide pour un optimisme sans illusions, qui ne dissimule pas de contradictions.


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