« Ce qui est particulièrement alarmant, c’est que de nombreuses personnes renoncent à des prestations médicales nécessaires. »

De plus en plus de personnes n’arrivent pas à payer leur prime d’assurance-maladie chaque mois. « direct » a demandé à Aline Masé, experte du sujet chez Caritas Suisse, quelles mesures pourraient aider les personnes concernées. Interview.

(Stefan Bohrer/EQ Images)

« direct » : Madame Masé, chez Caritas, ressentez-vous la forte hausse des primes d’assurance-maladie et l’augmentation des prix ?

Aline Masé : Oui. Caritas peut agir comme un système d’alerte précoce pour les évolutions sociales. Nous constatons concrètement la pression sur le pouvoir d’achat à deux endroits : dans les Épiceries Caritas et auprès de la consultation sociale et d’endettement. En 2023, nous avons enregistré plus de 30 % d’achats supplémentaires dans les Épiceries Caritas par rapport à 2021. Ce qui est également frappant, c’est que les gens achètent plus de produits alimentaires de base alors que le chiffre d’affaires a baissé pour les sucreries par exemple.

« Il est particulièrement alarmant de constater que de nombreuses personnes renoncent à des prestations médicales nécessaires parce qu’elles ne peuvent plus les payer. Les opérations nécessaires sont repoussées ou l’on renonce à des moyens auxiliaires comme les lunettes ».

Et comment cette évolution se manifeste-t-elle au niveau de la consultation sociale et de l’endettement ?

Beaucoup de personnes ont épuisé leurs dernières petites réserves. Ne pas avoir de réserves signifie que des dépenses supplémentaires de cent francs constituent déjà un gros problème. Et ici, ce sont les primes d’assurance-maladie qui posent le plus de problèmes. La plupart des personnes concernées ont déjà la franchise la plus élevée afin d’économiser sur les primes. Souvent aussi lorsqu’elles sont en mauvaise santé et qu’elles savent qu’elles ne pourront pas payer les factures des traitements nécessaires. Il est particulièrement alarmant de constater que de nombreuses personnes renoncent à des prestations médicales nécessaires. Nous parlons ici d’opérations qui sont repoussées jusqu’à ce que la douleur et l’inconfort ne soient plus supportables. Ou alors, on renonce à des moyens auxiliaires tels que des lunettes.

Est-ce que cela a des effets sur l’endettement ?

Pour beaucoup, l’argent à la fin du mois ne suffit même plus à payer la nourriture. Ils paient alors leurs achats avec leur carte de crédit et risquent de tomber dans la spirale de l’endettement. Les deux postes budgétaires les plus importants sont les primes d’assurance-maladie et, sans surprise, les loyers.

Aline Masé ist Leiterin der Fachstelle Sozialpolitik bei Caritas Schweiz (Foto zvg)

La réduction des primes varie d’un canton à l’autre. Ces différences sont-elles perceptibles ?

Si l’on jette un œil au monitoring sur les réductions de primes de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), nous le voyons de manière exemplaire : une famille modèle avec deux enfants avait en 2020, à revenu égal, une charge résiduelle de 21 % du revenu disponible après déduction des réductions de primes, par exemple dans le canton de Neuchâtel, et de seulement 6 % dans le canton de Zoug. Ce sont des différences énormes. Du point de vue de cette famille, cela peut signifier qu’elle s’endettera massivement ou qu’elle pourra mettre de côté quelques centaines de francs, selon le canton dans lequel elle vit.

En juin, nous voterons sur l’initiative d’allègement des primes. Cette initiative, qui veut plafonner les primes à 10 % du revenu disponible, peut-elle apporter un allègement ?

Absolument, car notre expérience montre que les primes d’assurance-maladie constituent le plus gros problème pour les ménages à bas revenus. Même si 10 %, selon la situation, c’est encore beaucoup. Outre l’allègement financier direct, il est également important que les personnes concernées puissent établir un budget pour les années à venir. S’il est clair que leurs primes ne pourront pas dépasser 10 % du revenu disponible, elles peuvent planifier leur vie avec une certaine sécurité.

« Cette initiative est l’une des décisions de politique sociale les plus importantes depuis longtemps ».

Le pire, dans cette situation, c’est de ne pas pouvoir prévoir l’ampleur de la dépense à venir. C’est ce qui est très difficile avec les primes : nous savons qu’elles augmentent chaque année, mais nous ne savons pas de combien de francs. Cette initiative est pour moi l’une des décisions de politique sociale les plus importantes depuis longtemps. Car nous savons déjà aujourd’hui que les primes vont continuer à augmenter.

Quelles autres mesures sont nécessaires ?

Outre le plafonnement des primes, différentes mesures sont nécessaires pour augmenter la marge de manœuvre financière des personnes qui doivent compter chaque franc. La marge de manœuvre financière est la condition sine qua non pour que ces personnes aient une perspective et puissent espérer un changement dans leur situation. C’est pour cela qu’il faut des salaires et des conditions de travail qui permettent de vivre dignement, mais aussi de véritables chances de formation avec une formation initiale ou continue. Les prestations des assurances sociales doivent également garantir le minimum vital. Pour de nombreux bas salaires, 80 % du salaire ne suffisent pas pour l’assurance chômage. L’aide sociale et bien sûr l’aide sociale en matière d’asile, encore plus basse, sont tout aussi insuffisantes et permettent à peine de vivre.

« La marge de manœuvre financière est la condition sine qua non pour que ces personnes aient une perspective et puissent espérer un changement dans leur situation. »

Et du côté des dépenses ?

Du côté des dépenses, des places de crèche abordables sont essentielles. Aujourd’hui, nous voyons souvent des mères devoir rester à la maison parce que les coûts de la crèche sont trop élevés. Ce sont évidemment des revenus en moins. Outre les primes, les loyers sont le principal facteur de coûts. Il est urgent que la Confédération, les cantons et les communes encouragent le maintien et la création de davantage de logements abordables.

« Lors de la pandémie en particulier, même les personnes issues de la classe moyenne ont remarqué que la situation pouvait rapidement se dégrader si les conditions générales devenaient plus difficiles. »

En Suisse , une personne sur six est touchée ou menacée par la pauvreté. Cela représente environ 1,3 million de personnes. Comment expliquez-vous que la Suisse, l’un des pays les plus riches du monde, ne fasse pas davantage pour protéger sa population de la pauvreté ?

La pauvreté a longtemps été un sujet tabou. Ce n’est qu’au cours des dix dernières années, et surtout avec la pandémie de Covid, que le sujet est revenu en force sur le devant de la scène. C’est justement lors de cette pandémie que les gens de la classe moyenne ont remarqué que la situation pouvait rapidement se dégrader si les conditions générales devenaient plus difficiles. Mais lorsque je donne des conférences, beaucoup de gens sont encore surpris par l’ampleur de la pauvreté en Suisse. Car la pauvreté est moins visible en Suisse, nous ne le voyons pas sur le visage de la plupart des personnes touchées par la pauvreté. Elles ont honte et essaient de cacher leur situation financière. Cela s’explique par le fait que certaines voix accusent les personnes concernées d’être responsables de leur propre situation. Heureusement, ces voix se sont quelque peu tues.

« Les personnes touchées par la pauvreté n’ont pas un grand lobby derrière elles. »

La pauvreté est en outre un thème transversal. Elle concerne de nombreux domaines politiques et tous les niveaux de l’État. Cela rend une politique coordonnée très difficile. C’est pour cela que nous demandons depuis longtemps une stratégie de lutte contre la pauvreté à l’échelle nationale avec des objectifs contraignants. Enfin, c’est aussi une question de priorités politiques : les personnes touchées par la pauvreté n’ont pas un grand lobby derrière elles. Et elles n’ont pas non plus les ressources nécessaires pour se faire remarquer. Une personne qui doit lutter en permanence pour son existence ne peut pas encore se défendre publiquement.

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