S’il y a bien un concept dont-il-ne-faut-pas-prononcer-le-nom en économie suisse, c’est celui de « politique industrielle ». À chaque fois qu’une grande entreprise, même d’un secteur stratégique, est en difficulté ou se fait racheter, la position du Conseil fédérale est toujours conforme à la doxa libérale du non-interventionnisme. Il en va de même lorsqu’il faudrait développer une filière d’avenir, y compris lorsque c’est pour rendre notre pays plus autonome.
« Quand des fonds souverains du Golfe sont massivement entrés au capital de nos grandes banques, c’était encore le silence radio. »
Cela s’est vérifié ces derniers mois : qu’il s’agisse des aciéries, de l’énergie solaire ou de Vetropack, Guy Parmelin a été clair : « Pas question que l’État intervienne ! ». Pourtant, il s’agit à chaque fois de secteurs avec des emplois qualifiés, à forte valeur ajoutée et pouvant jouer un rôle déterminant dans la transition énergétique. Et, dans le cas de la verrerie de St-Prex (VD), c’est un fournisseur important d’un autre secteur économique – la viticulture, dont la fermeture obligera de nombreux producteurs locaux à se fournir à l’étranger (le climat appréciera). Quelques années plus tôt, c’était Johann Schneider-Amman qui avait refusé d’intervenir lorsqu’un conglomérat paraétatique chinois a racheté ce fleuron industriel qu’est Syngenta. Et quand des fonds souverains du Golfe sont massivement entrés au capital de nos grandes banques, c’était encore le silence radio.
« Les GAFAM et autres NATU n’auraient ni vu le jour, ni atteint de tels sommets sans des interventions étatiques aussi massives que régulières. »
À chaque fois, la justification est la même : dans une économie libérale, toute intervention de l’Etat serait néfaste, inefficace et ne conduirait qu’à maintenir artificiellement en vie des canards boiteux que la main invisible du marché, dans sa sagesse infinie, avait condamné. Et, à l’inverse, seul le privé serait en mesure de générer des investissements utiles et durables.
Les interventions de l’État peuvent être diablement efficaces
Pourtant, la politique industrielle, ça marche. L’exemple le plus flagrant sont les grandes entreprises technologiques, dont le succès est indiscutable aux yeux des partisans les plus acharnés de la libre entreprise. Or, les GAFAM et autres NATU n’auraient ni vu le jour, ni atteint de tels sommets sans des interventions étatiques aussi massives que régulières. En effet, l’écosystème des nouvelles technologies de la Silicon Valley repose notamment sur des investissements colossaux de la main publique (notamment du secteur de la défense), mais aussi sur des collaborations étroites avec les services publics à tous les niveaux institutionnels. De même, les collectivités publiques ont sciemment facilité les investissements privés dans cette industrie, pour en favoriser l’essor. Bref, une véritable politique industrielle, qui plus est dans le pays qui se veut LE porte-étendard du libéralisme économique.
« Mener des politiques industrielles est un acte de souveraineté et de démocratie. »
Quand les libéraux contrôlent les investissements stratégiques
C’est aussi des USA que vient l’exemple du contrôle souverain des investissements stratégiques. Avec le Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (Committee on Foreign Investment in the United States, CFIUS), ils disposent d’un organe qui peut accepter ou refuser toute prise de participation dans une entreprise considérée comme stratégique, même lorsque la transaction a lieu entre sociétés américaines. Plus proche de nous : lorsque Swisscom a racheté Vodafone, une entreprise entièrement en mains privées, le gouvernement italien s’est prononcé. Quel contraste avec le silence de nos autorités dans le cas Syngenta !
« Ne pas mener de politique industrielle est en réalité… aussi une politique industrielle. »
Mais alors, pourquoi une politique industrielle ?
Mener des politiques industrielles est un acte de souveraineté et de démocratie. Toute activité économique a des conséquences sur les populations, par exemple en termes d’emploi, de qualité de vie et de l’environnement ou encore de répartition des richesses. Les États se doivent de défendre les intérêts de leurs citoyens et cela passe parfois par une promotion fondée sur des choix collectifs de certaines activités économiques.
À l’inverse, ne pas mener de politique industrielle est en réalité… aussi une politique industrielle : elle est juste déterminée par et pour des privés, sans tenir compte du moindre intérêt général.
Cela ne veut toutefois pas dire que toute politique industrielle est bonne en soi. Certaines sont même plutôt désastreuses, comme lorsqu’il s’agit d’attirer à tout prix des centres de données gourmands en énergie et en eau mais peu pourvoyeurs d’emplois. Ou encore celles qu’a menées la Suisse (mais sans le dire, car, c’est bien connu, la Suisse n’a pas de politique industrielle) en faveur de l’évasion et de la sous-enchère fiscales (notamment via le secret bancaire). Mais le processus d’élaboration d’une politique industrielle permet de discuter démocratiquement de sa pertinence, sans subir les choix privés.
Jean Christophe Schwaab est docteur en droit et spécialiste des questions de droit économique. Après avoir été conseiller communal et député au Grand conseil vaudois, il a siégé entre 2011 et 2017 au Conseil national pour le Parti socialiste. Il est aujourd’hui conseiller municipal à Bourg-en-Lavaux (VD).
Cette chronique est une « carte blanche » et reflète l’opinion de son auteur.