Antoine Dubiau : « L’UDC construit un discours contre l’immigration via l’écologie »

L'initiative « Pas de Suisse à 10 millions » de l'UDC est aussi appelée « initiative pour la durabilité ». Le chercheur en géographie Antoine Dubiau revient sur la mise en avant, par l'extrême droite, d'arguments écologistes.

Photo : Keystone

Nous voterons, probablement en 2026, sur l’initiative de l’UDC « Pas de Suisse à 10 millions », héritière de l’initiative Schwarzenbach. Sous couvert d’« écologie », cette initiative conduirait à la résiliation des accords bilatéraux et à l’expulsion de dizaines de milliers de personnes sans passeport suisse. Pour justifier cette politique, l’UDC évoque la question de l’écologie. « direct » a demandé au chercheur en géographie Antoine Dubiau, auteur d’un livre traitant notamment des arguments écologistes mobilisés par l’extrême droite, ce qui se cache derrière cette stratégie.

Antoine Dubiau. Image UNIGE.

«direct»: L’initiative de l’UDC est-elle réellement écologiste, au sens où elle permettrait de lutter contre le changement climatique?

Antoine Dubiau : Sur le plan purement statistique, l’argumentaire de l’UDC pourrait sembler incontestable. C’est-à-dire qu’à mode de vie égal, moins d’habitant-es engendrent effectivement moins de réchauffement global. Par contre, la focalisation sur la dimension démographique occulte les autres facettes de l’empreinte écologique, notamment celle du régime politique, du système économique ou encore du niveau technologique. Plus que favoriser l’écologie, c’est donc bien un certain mode de vie que l’initiative veut protéger, en le réservant à la population suisse. D’autant que, par définition, le réchauffement d’atmosphère étant un problème global nécessitant une réponse coordonnée à l’échelle internationale, limiter la population suisse ne ferait donc que reporter le problème ailleurs.

« Plus que favoriser l’écologie, c’est donc bien un certain mode de vie que l’initiative veut protéger, en le réservant à la population suisse. »

Cette initiative n’est donc pas le premier pas de l’UDC vers une politique climatique digne de ce nom?

La question écologique devenant de plus en plus prégnante, ce n’est plus possible pour les partis politiques, y compris ceux d’extrême droite, de l’ignorer. Mais le fait que des partis comme l’UDC n’ignorent plus la question écologique ne veut pas dire qu’ils deviennent écologistes pour autant. Les exemples internationaux montrent bien les différentes positions vis-à-vis de l’écologie au sein de l’extrême-droite. Pendant que Donald Trump nie le dérèglement climatique, le Rassemblement national prétend, en France, développer une « écologie du bon sens ». Dans les deux cas, c’est une façon de s’opposer à une écologie sociale.

À quel groupe appartient l’UDC?

L’UDC suivait plutôt une ligne « à la Trump » pendant un certain temps. Cette initiative change un tout petit peu les choses. Elle montre qu’il y a une appropriation de la question de manière assez ciblée : l’écologie n’est pas le cœur de sa politique, mais sur ce sujet spécifique l’UDC construit un discours contre l’immigration via l’écologie pour le rendre plus passe-partout dans le débat public.

« L’UDC construit un discours contre l’immigration via l’écologie pour le rendre plus passe-partout dans le débat public. »

L’écologie est donc un argument permettant de faire passer les idées anti-immigration auprès de plus de personnes. L’UDC utiliserait l’écologie pour cacher ses véritables intentions?

Ce qui me semble plus important que les intentions, c’est la manière dont l’initiative se positionne dans le champ politique. Qu’est-ce qu’elle essaye de faire ? Quels arguments mobilise-t-elle ? Dans le cas de cette initiative, sur le site internet dédié à l’initiative, très peu d’articles parlent vraiment d’écologie. Le titre peut certes aborder l’idée de durabilité, mais elle revient très peu dans l’argumentaire.

Néanmoins, l’extrême droite n’est pas uniformément hostile à toute forme de politique écologique. Dans un pays comme la Suisse, il y a un attachement à la question du paysage qui est particulièrement forte par rapport à d’autres pays. Le « paysage suisse traditionnel » fait largement partie de l’imaginaire national. C’est quelque chose pour lequel l’UDC peut avoir un fort attachement. C’est une vision de l’écologie particulière qui se focalise sur un aspect esthétique et non sur un aspect matériel ou fonctionnel — du climat ou des écosystèmes.

C’est-à-dire?

L’UDC peut défendre une certaine vision figée de ce que devrait être le territoire traditionnel suisse d’un point de vue esthétique. Celui-ci serait caractérisée par une forme d’harmonie avec la nature, voire d’amour pour elle, en omettant la concrétude de l’impact humain. L’UDC ne défend pas, via l’initiative, des modes de vie qui seraient vraiment écologiques, mais défend au contraire des modes de vie ultra-carbonés et anti-écologiques qui dominent largement en Suisse. En résumé, l’initiative vise à restreindre le nombre de personnes extrêmement privilégiées plutôt que d’engager une réelle transformation de nos modes de vie.

L’UDC « défend des modes de vie ultra-carbonés et anti-écologiques. »

L’UDC, en particulier un de ses conseillers fédéraux Albert Rösti, s’attaque régulièrement à la protection du climat. Comment ces deux stratégies, les arguments «écologistes» et anti-écologistes, co-existent?

Justement, à mon sens, les deux stratégies ne sont pas si opposées. Plus d’écologie ne veut pas forcément dire plus de justice sociale. Il est tout à fait possible de prétendre avoir une politique « écologiste » tout en renforçant les systèmes discriminatoires. L’écologie ne change presque rien au socle idéologique d’origine d’une formation politique, tout dépend de comment elle y est intégrée.

L’écologie n’est pas un terreau fertile pour des alliances politiques entre des groupes qui sont habituellement opposés. Il faut rompre avec l’idée d’une écologie unificatrice par-delà les clivages pour revendiquer une écologie sociale de manière univoque.

« Il faut rompre avec l’idée d’une écologie unificatrice par-delà les clivages pour revendiquer une écologie sociale de manière univoque. »

Antoine Dubiau

Antoine Dubiau est actuellement doctorant en géographie à l’Université de Genève. Ses recherches portent principalement sur les mouvements politiques écologistes. En 2022, il a publié le livre Écofascismes. Dans cet ouvrage, il rompt avec le mythe selon lequel l’écologie serait fondamentalement de gauche. Il y analyse les mouvements et courants de pensée écologistes au sein de l’extrême droite française, tout en mettant en lumière les idéologies d’extrême droite qui sous-tendent certaines idées écologistes reprises à gauche.


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